Entrevue avec Philippe Desharnais, Boulangerie Lemieux

Cette entrevue a été réalisée dans le cadre du projet Reporters 12-18
Philippe Desharnais est dirigeant et propriétaire de la Boulangerie Lemieux de Princeville


1.    Décrivez-nous votre entreprise (ex. secteur d’activités, produits ou services, nombre d’employés, clients,…)?

Boulangerie Lemieux est une boulangerie industrielle de style artisanale, ce qui veut dire qu’on a de la machinerie pour faire de bonnes quantités de pain. Cependant, nous sommes quelque peu installés à l’ancienne donc nos recettes ont un petit goût d’antan. Boulangerie Lemieux, c’est une production d’environ 11 à 12 mille pains par semaine et environ quelques centaines de douzaines de galettes et biscuits. On est environ une dizaine d’employés. Une équipe de 8 personnes à l’intérieur de l’usine et 4 à 5 employés sur la route.

2.    Quels types (corps) de métiers peut-on retrouver dans votre entreprise?

On a de tout. On a des manœuvres, de journaliers jusqu’à boulanger, gestionnaire de production et des comptables. Également, certaines personnes ont plusieurs rôles. En général, la boulangerie est en production continue, donc la même équipe se côtoie durant toutes les étapes de la production. Le matin, on fait la pâte, après on cuit le pain, on le tranche et on fait les commandes par la suite. C’est vraiment la même équipe qui s'occupe de toutes ces étapes de production.

3.    Quelles sont les valeurs de votre entreprise?

C’est l’engagement puisque nous devons compétitionner contre les géants. Il n'y a plus de boulangerie comme la nôtre. Au plus, environ une douzaine ont survécu à la vague des achats et fermetures des années 1980-1990. Donc l’engagement, c’est important au niveau des employés. Il faut qu’ils aient à cœur l’entreprise. Aussi, nous devons favoriser l’engagement de notre clientèle. Si nos clients continuent à acheter du pain Lemieux parce qu’ils considèrent que c’est le meilleur pain sur le marché, dans la région, notre succès va se poursuivre longtemps. Cependant, le jour où notre clientèle va se laisser attirer par une promotion, un sac peut-être plus alléchant ou un concours d’une plus grande entreprise, c’est là qu’on peut être en danger. Pour l’instant, ça va très bien. On a une belle croissance, donc ce n’est pas quelque chose qui me fait peur, mais l’engagement est important autant à l’interne que de la communauté.

4.    Quelles qualités de base recherchez-vous chez vos employés lorsque vous les embauchez?

Je vous dirais l’honnêteté. Personnellement, je me suis toujours perçu comme un gars honnête, donc je pense que c’est la première des choses. Un employé qui décide de prendre un verre la veille et qui ne rentre pas le lendemain, il vient de mettre en danger la production de la journée au complet. Tous les employés sont une pièce maitresse de la journée, donc s’il manque une personne au four, il va manquer une personne pour défourner aussi. Alors on commence à jouer sur la cuisson du pain. Le pain sera donc moins égal, ce qui va se répercuter sur toute la journée et le produit fini ne sera pas le même. Le pain, c’est un produit délicat. Dès que la pâte est mélangée, celle-ci travaille et se transforme. On ne peut pas dire qu’on va arrêter 15 minutes la machine pour aller se reposer le temps qu’on soit en forme puisque la transformation se continue. Donc le temps et les délais sont toujours importants. On ne peut pas toujours rentrer, mais ça prend des gens honnêtes et engagés comme je disais plus tôt. La boulangerie est souvent confondue avec la pâtisserie (faire des tartes, des muffins, des beignes), mais c'est plutôt différent. Nous transportons des sacs de farine de plusieurs centaines de livres par jour. Tu n’as pas besoin d’être fort comme un ours, mais il y a quand même un minium de capacité physique à respecter. Certains employés mesurant plus de 6 pieds et pesant plus de 200 lbs ont essayé de travailler ici et, après 2 heures, ils ont compris que ce n’était pas pour eux. L'effort physique demandé et la chaleur ne conviennent pas à tous.

5.    Y a-t-il des réalisations ou des projets de votre entreprise dont vous êtes particulièrement fiers? (ex. record de ventes, développement d’un produit, mesures adoptées pour garder le personnel, etc.)

J’ai été comptable de formation. J’ai travaillé pendant 8 ou 9 ans dans des bureaux de comptables, mais je rêvais d’être en affaires. Je viens d’une famille d’entrepreneurs et je recherchais une occasion pour me lancer dans le domaine. J’ai appris ici que l’ancien propriétaire recherchait de la relève. Je n’étais pas au courant qu’il y avait une boulangerie dans la région. Je n’avais aucune idée que la boulangerie existait ici. Je ne connaissais pas le pain Lemieux, donc j'ai vraiment commencé à zéro. Je n’avais aucune idée dans ce que je m’embarquais. 

Ça n'a pas été facile de prendre le relais, après deux mois seulement, c’est moi qui gérais la production à l’interne. J’ai été chanceux, j’ai eu juste assez de talent et de persévérance pour passer au travers la première année. Je faisais du 80 à 100 heures semaine. Faire 60 heures par semaine, c’est 12 heures par jour et 5 jours par semaine. Pour se rendre à cent, c’est des soirs jusqu’à 23 h 30, le samedi et le dimanche. Je venais ici préparer mes semaines, il n’y avait aucun équipement informatique à l’interne. Tout était compté à la main! J’ai fait des fichiers pour essayer de composer avec des commandes qu’on a sur la route.

Personnellement, je veux me différencier des autres compagnies et réduire au maximum les délais entre la production et la consommation. Notre pain est produit en après-midi et le lendemain matin, il est dans les épiceries, donc on a une fraîcheur de pain exceptionnelle.  Souvent, les gens appellent ici et nous demandent si on a du pain moelleux. Je leur réponds toujours que nous n'avons pas de pain moelleux, c’est du pain frais que nous avons. De nos jours, le pain arrive de loin, les compagnies essaient de transformer ça en pain moelleux, mais en réalité, c’est parce que le pain n’est pas frais. Lorsqu’on calcule notre production, ce qui reste le vendredi ce n’est pas de la perte, mais si on continue les commandes le lundi avec ce pain, il n'est certainement pas aussi frais. Comme ce n'est pas ce que nous voulons, il faut être précis dans notre production pour s'assurer qu'il n'en manque pas dans les épiceries et qu’il n’en a pas trop. Ça prend une logistique assez rigoureuse.

En fait, ce qui me rend particulièrement fier, c’est d’avoir pris le relais de l’entreprise et de connaître une hausse des ventes de 40 % seulement 2 ans après le changement. On a développé   près d'une dizaine de nouveaux produits, dont trois qui sont rendus mes meilleurs vendeurs. On a changé la philosophie et l'image de l’entreprise. Nous avons changé les logos et les images des camions. Les chauffeurs ont maintenant des habits identifiés Boulangerie Lemieux. Avant, les gens de la région ne connaissaient pas la boulangerie. C’était mon défi, je devais apporter du changement à ce niveau. Ce que je suis le plus fier, c’est d’avoir réussi à faire progresser l’entreprise, mais aussi de la faire survivre.

6.    Selon vous, quels sont les avantages à travailler dans la région de L’Érable (les atouts de la région pour une entreprise)?

Je pense que c’est la tranquillité et les gens chaleureux. Les gens viennent ici, entrent dans la boulangerie et disent que c’est beau, que c’est bon et qu’il fait chaud, mais c’est l’odeur qui les attire. Les gens disent que ça sent jusqu’en haut sur la piste cyclable et certains découvrent l'entreprise comme ça. C’est une communauté sympathique. Travailler dans L’Érable, c’est facilitant, on est proche de tout et c’est tranquille. Aussi, je pense qu’on a des gens qui se tiennent. Nous Plessisville, Princeville et Victoriaville ce sont des villes qui nous aident à progresser. Les gens sont conscients de l'importance d'acheter localement. Ici, les gens ont compris que lorsque tu achètes local, c'est automatiquement de l'argent qui reste dans les poches de la communauté.

7.    Comment se passe une journée de travail pour vous?

Habituellement, je suis à la boulangerie à 6 h le matin.  La production commence à 6 h 30. C’est moi qui s’occupe de faire la pâte, de faire les mélanges et de peser le pain à la diviseuse. Quand le pain est rendu au four, c’est moi qui gère la cuisson du four. On est trois au four, mais c’est principalement moi qui gère ça. Après, on va à la trancheuse et je suis en quelque sorte le spécialiste de la trancheuse. Ensuite, je m’occupe de préparer les commandes et on charge les camions pour le lendemain matin. Finalement, en fin de journée, je recalcule le pain pour le lendemain matin. Nous gardons les surplus pour le kiosque sur place, situé à la réception. On prépare les recettes la veille, donc, le matin quand j’arrive, c’est plus rapide. Une journée commence à 6 h et finit à 18 h quand ça va bien.

8.    Quelle est la partie de votre travail que vous préférez?

J'essaie le plus possible d'être présent pour la production. Je ne le fais peut-être pas autant que je le voudrais, mais ça fait partie de mes objectifs. Aussi, j'aime tout ce qui concerne la gestion d’entreprise. J’ai un peu délaissé ce côté pour mettre la priorité sur la production comme c'est la base de notre succès.

9.    Qu’est-ce qu’un « bon » entrepreneur ou un bon dirigeant (qualités, compétences de l’entrepreneur)?

Ça prend du leadership. Une compagnie comme la mienne a besoin de quelqu’un qui a une bonne vision. Je vais reprendre les paroles d’un homme d’affaires : « une entreprise qui ne veut pas grandir va bientôt mourir ».

10.    Jusqu’où rêvez-vous d’amener votre entreprise (projets de croissance, de développement de produits…)?

J’ai des projets d’envergure, parce qu’au niveau des pieds carrés de l'usine, on est quand même très serré. Quand je suis arrivé ici, il y avait seulement 4 employés et nous sommes présentement 8. Logique, si on produit plus de pain, il faut aussi plus d’espace pour les stocker. Nous avons des projets d’agrandissement, mais d'ici quelques années, nous aimerions déménager l'entreprise afin d'assumer notre croissance et offrir des conditions de travail plus adaptées à nos employés. La croissance provient aussi des clients. On veut attirer une nouvelle clientèle grâce à de nouveaux produits. Je vise la satisfaction de mes clients, mais un autre de mes objectifs consiste à ce que mes employés soient heureux.

11.    Qu’est-ce qui vous inspire dans la vie?

Moi, je vous dirais que mon produit m’inspire. Chaque jour, on est en mesure d’évaluer la journée puisque le lendemain, on recommence à zéro. C’est une petite routine. Mais il n’y a pas une journée qui se ressemble. Par exemple, l'humidité et la chaleur influencent beaucoup le pain. Nos farines sont plus chaudes, il est plus difficile de contrôler les températures de pâte et celle-ci peut lever plus tôt. Le pain se développe donc différemment. Dépendamment des commandes et de la quantité de pain que l'on met dans le four, la cuisson est modifiée.

Autre que mon travail, je suis beaucoup inspiré par ma famille. J’ai trois belles filles, mais en me levant le matin, elles ne m’inspirent pas vraiment parce qu’elles dorment!

12.    Quel message voulez-vous lancer aux jeunes de la MRC de L’Érable?

Quand j’avais 16 ans, je suis rentré au cégep en technique administrative parce que je me suis dit qu’il me fallait un diplôme. Cependant, j’étais vraiment tanné de l’école. Tout ce que je voulais, c'est d'avoir un diplôme et de terminer le plus rapidement possible. Finalement, j’ai fait 10 ans d’études postsecondaires pour obtenir un baccalauréat en comptabilité. Mon cheminement est un peu compliqué parce que je suis allé en anglais où j'ai vraiment repoussé mes limites. Le message que j'aurais à lancer c’est de ne jamais lâcher. J’ai eu un long parcours pour finalement arriver à acheter une boulangerie. Parfois, on se demande où nos efforts vont nous mener, mais une porte finit toujours par s'ouvrir et c'est à ce moment que l'on réalise l'importance d'avoir fait ces efforts.

13.    Que pensez-vous des jeunes qui, bénévolement, s’impliquent dans leur municipalité et organisent des activités pour dynamiser leur milieu?

Je trouve ça intéressant parce qu’on ne les voit pas tout le temps, mais je trouve que c’est important d’appuyer les activités qui enrichissent notre région. Je pense aussi que le bénévolat devrait faire partie de l'éducation des jeunes. Un jour, ils seront les dirigeants des entreprises, donc ce sont des valeurs qu’ils ne perdront jamais. Je trouve ça très bien. L’appui des bénévoles est important, car ça motive aussi les autres.

14.    Pour vous, la persévérance scolaire c’est...?

La persévérance scolaire c’est la première étape de la réussite professionnelle. La personne qui va lâcher jeune va avoir moins de chances de faire ce qu’elle aime dans la vie. Ceux qui lâchent ne mettent pas les chances de leur bord. La persévérance scolaire c’est ça : mettre les chances de son côté pour faire ce que l’on aime dans la vie. À 14-15 ou 16 ans, tu te questionnes parfois sur la pertinence de continuer, mais il ne faut pas que tu abandonnes pour ne pas avoir les deux poignets attachés toute ta vie.